« Le Couloir des exilés »
Pourquoi adapter au théâtre des textes initialement écrits pour la recherche et la réflexion ? Pour redonner à la recherche une de ses vocations premières : le partage du savoir. Rendre sensibles les idées, visibles les faits, audibles les voix. Faire comprendre les enjeux du monde, l’Histoire, la politique, provoquer autant de questions que de réponses. Croire à la parole pour dire le monde.
Ce texte a été recréé à partir de Le Couloir des exilés, l’essai de l’anthropologue Michel Agier. Les autres éléments proviennent de sa documentation ainsi que de l’un de ses « carnets de terrain », publié avec la photographe Sara Prestianni, après une enquête dans les campements de réfugiés à Patras (Grèce), à Rome et à Calais (« Je me suis réfugié là », bords de route en exil, ed. Donner lieu, 2011). Un extrait du récit de Khady Demba, issu de Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, clôt le spectacle.
Le texte en bande-son est un récit où se mêlent témoignages de réfugiés, statistiques, informations historiques, poèmes, textes de lois, pour raconter ce qu’est « être étranger dans un monde commun ». Se mêlent trois voix qui portent en elles les traces de langues maternelles diverses, trois timbres pour faire entendre la polyphonie de l’humanité: femmes et hommes, jeunes et vieux, légers et graves, durs et doux, solides et fragiles…
Sur scène, les objets, les matériaux, les matières, évoquent le concret de la survie, l’hétéroclite, la récupération (chaussures, vêtements, couvertures, bâches plastique, cartons, boîtes de conserve…) et tout ce qu’un homme obligé à l’exil tente de sauver avec lui.
Depuis que l’homme est homme, il est mobile ; depuis que l’homme est homme, il a besoin de s’arrêter quelque part. Se déplacer et rester, se déplacer pour trouver le lieu à habiter, où poser son existence, c’est le destin humain. Le Nomade, figure éternelle, nous invite à le suivre à la rencontre des exilés d’hier et des réfugiés d’aujourd’hui. Le Nomade porte avec lui une certaine façon d’habiter la Terre, une connaissance du monde et de la longue histoire de la mobilité humaine.
Ce Nomade a parcouru le monde avec ceux qui marchent aujourd’hui « aux bords du monde ». Il raconte les camps de réfugiés, les zones d’attente, les campements de fortune aux portes de l’Europe, où sont bloqués des millions de migrants, chassés de chez eux par la guerre ou la pauvreté ou simplement la nécessité de trouver ailleurs un lieu vivable. Le phénomène est mondial, largement commenté et illustré le plus souvent par ces hordes de miséreux, potentiellement délinquants, forcément illégaux, qui demandent asile. Le Nomade va nous parler de ces réfugiés sans refuge, nous faire entendre leurs voix, nous montrer comment ils tentent d’habiter ce monde et comment ils interrogent, par leur mise à l’écart même, notre monde commun.
L’espace qu’on leur a réservé se présente comme un couloir sans issue et sans fin, où ils n’ont d’autre horizon que l’attente. L’attente d’un asile improbable. Ils sont embarqués pour un voyage sans retour possible et sans point d’arrivée où raciner un nouveau « chez soi ». La scène figure ce couloir aux murs de verre. Le spectateur est assis au bord de ce couloir derrière les murs de verre. Le comédien est seul en scène pour habiter cet espace inhabitable.
Ces exilés d’aujourd’hui n’ont pas aux yeux du monde la légitimité des exilés d’hier, fuyant les totalitarismes du XXe siècle pour trouver asile dans le monde libre. Les exilés d’aujourd’hui sont les indésirables au monde, dont la mobilité dérange alors même qu’elle devient l’apanage d’une humanité mondialisée. Dans cette mise à l’écart, ils rejoignent d’autres indésirables, tous habitants des ban-lieux, maintenus à la marge d’un monde qui érige des murs en guise de frontières. C’est « l’encampement du monde ». Et dans ces marges, camps, jungles, ghettos, cette topographie de l’étranger, se recréent des modes de vie, des habitats précaires, de la vie commune. Muet, il incarne dans son corps, ses gestes, sa marche, sa course, sa danse parfois, la réalité du mouvement entravé, la réalité aussi de la vie, récalcitrante, qui se recrée.