« L’échange » de Paul Claudel

Dans son déploiement mouvementé, fait de terre lourde, de glèbe épaisse mais de mers ouvertes aux vents du monde aussi, le théâtre de Paul Claudel tend au répertoire dramatique français une proposition baroque. Non seulement parce que le monde s’y expose, parce que le déplacement y domine, parce que les formes proposées bousculent l’attendu, mais parce qu’une langue le constitue, l’achève et l’initie totalement.

Poète, il offre à l’actrice, à l’acteur, un vers dont le muscle et l’architecture supposent une maîtrise précise de leur art : celui de l’interprétation. Au sens musical du terme, surtout pas cette fuite dans un psychologisme flou qui permet de négocier avec le souffle fort de l’affirmation. Jouer Claudel, c’est se battre en toute conscience, à sa propre forge, sans coulisse. Art d’athlète, tous ne peuvent le jouer.

Ou plutôt le faire sonner comme l’on dirait d’une cloche. Antidote assurée à l’usage de ces prothèses sournoises que sont les micros en scène, le vers claudélien est corps aussi, impossible d’ignorer le travail de dépense qu’il demande, dépense partagée entre salle et plateau du reste.

Le curieux avec L’Échange est que ce graveur de mots vigoureux et de scènes hors normes – s’il ne perd rien de sa monstruosité poétique –, propose un cadre classique à sa narration. Unité de lieu, bord de plage, d’action, marchandage des corps, de temps, de l’aube au crépuscule. La puissance de l’opéra dans la retenue d’un orchestre de chambre. La question du décor, entendons de la nécessité décorative de la scène, doit nécessairement tomber : autant colorier une partition. La dépense de l’interprétation doit être, impérativement, l’objet même de la représentation. Au fond, ces quatre âmes ne sont qu’une. Le plateau comme celui d’une balance : nu.

Qu’y voit-on d’autre que ce que l’on voit aujourd’hui encore : la puissance marchande dérégulée et en un sens admirable, dans son goût du risque, avançant dollars en main avec, à son bras, le sourire dansant de l’actrice avide, diable à la joie forcée, bruyant emblème de la pomme croquée.

Le couple américain avance vers son miroir inversé, le couple en fuite, le couple insensé, les âmes inspirées, la foi chrétienne et la force libertaire d’un sang-mêlé. La foi comme la poésie peuvent-elles s’acheter, devenir propriété, ou plus pervers, peuvent-elles se vendre ?

Christian Schiaretti, mars 2018

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