« Brancusi contre Etats-Unis »
En octobre 1927 s’ouvre à New York, à l’initiative de Marcel Duchamp, le procès opposant Constantin Brancusi à l’État américain. Il s’agissait pour l’artiste de prouver que sa sculpture intitulée Oiseau dans l’espace, qui venait d’être lourdement taxée à l’importation par les douanes américaines en tant qu’objet utilitaire, était bel et bien une oeuvre d’art et, comme telle, devait être exonérée de droits de douanes. La justice américaine finit par donner raison à Constantin Brancusi, amenant à une définition juridique plus large de l’oeuvre d’art, qui inclut dorénavant les courants conceptuel et minimaliste.
En 1996, Eric Vigner se saisit des minutes de ce procès*, et créé Brancusi Contre Etats-Unis pour le 50ème festival d’Avignon dans un lieu inédit, la salle du conclave du palais des papes, avec pour objectif d’introduire la question de l’art dans le champ du théâtre. La même année il adapte cette mise en scène dans un dispositif bi-frontal incarné dans la forme d’un socle sculpté, pour l’ouverture de l’Atelier Brancusi au Centre Georges Pompidou à Paris. Puis il reprend ce procès sous une forme performative en 2015 dans la salle Matisse du musée d’art moderne de la ville de Paris où cette question de l’abstraction rencontrent la réalité du lieu et des oeuvres de deux artistes qui dialoguent en vis à vis : la danse inachevée de Matisse et le mur de peintures rassemblées en 2006, de Daniel Buren.
Aujourd’hui, l’enjeu est tout autre : il s’agit d’incarner par le théâtre, Brancusi dans son entier, dans sa langue et dans son pays.
Au moment ou l’état roumain lance une souscription publique pour acheter la sagesse de la terre, 11 millions d’euros, au moment où sur les façades des immeubles de Bucarest se déploient de larges banderoles avec le slogan Brancusi est aussi à toi. La question Brancusi à travers ce procès déborde largement celle de l’art pour aborder celle du politique. On se souvient qu’à l’heure de sa mort voulant faire don de son oeuvre à son pays natal, le régime de Ceausescu lui opposa une fin de non recevoir, ce qui fait dire encore aujourd’hui à une partie des Roumains que la Roumanie ne mérite pas Brancusi. Aux minutes du procès de 1927 nous ferons entendre pour la première fois, le sténogramme des débats de l’Académie des beaux arts roumaine de 1954 qui reprend, paradoxalement, les arguments des Etats-Unis, 30 ans auparavant, refusant à Brancusi le statut d’artiste.
Artiste répudié au début des années 50 par l’idéologie communiste, encensé la décennie suivante, instrumentalisé par Ceausescu, Brancusi est devenu l’emblème de l’identité roumaine. D’instrument idéologique, il est devenu une marque nationale, en constant recyclage.
La création de ce spectacle qui va entrer au répertoire du Théâtre de L’Odéon, pose corrélativement toutes les questions que la Roumanie moderne entretient par rapport à son avenir, il suffit de voir avec quelle passion les acteurs de la troupe permanente qui ont choisi de défendre leur artiste national s’engagent avec une passion peu ordinaire dans cette entreprise qui les engage intimement, par la langue, le sujet et l’histoire.
Ce spectacle s’inscrit dans la saison culturelle France-Roumanie 2018/2019 initié par le voyage présidentiel français en septembre dernier au moment où la Roumanie s’apprête à présider la commission européenne bien décidée à poursuivre les réformes visant à assainir le fonctionnement du pays miné par des années de corruption.
* traduites et édités pour la première fois en français en 1995 par Adam Biro à l’occasion d’une grande rétrospective de l’artiste au centre Georges Pompidou.
** Le texte vient d’être traduit par Georges Banu et édité pour la première fois en Roumain chez Curteaveche.