« Fin de l’Histoire » de Christophe Honoré
L’état fragmentaire et incomplet du texte de Gombrowicz fut la raison première de la séduction de L’Histoire sur moi. Je cherchais après Nouveau Roman, la matière d’un spectacle où je pourrais poursuivre un travail sur une forme impure, joyeuse et vivace. Je cherchais un texte à travailler par amputations et par ajouts, un texte qui m’entraîne vers une écriture de plateau où d’autres textes existants ou à écrire, pourraient venir s’agglomérer à une matrice initiale. A la lecture de L’Histoire inachevée de Gombrowicz, j’ai immédiatement su que je tenais là à la fois mon point de départ et mon cadre de travail, le nœud de la fiction et la promesse d’un déploiement.
Au théâtre, je ne peux oublier mon travail de cinéaste. Je ne peux oublier les efforts pour ne pas tant montrer des images qu’être capable de les faire dialoguer entres-elles. Je n’oublie pas la vieille distinction godardienne «fiction» versus «documentaire» : la fiction c’est la certitude, le documentaire c’est la réalité avec son incertitude. Et je me dis qu’au théâtre comme au cinéma, le travail du metteur en scène consiste à éclairer l’un avec l’autre. Entretenir le dialogue. Le dialogue entre la fiction d’une famille et le documentaire de l’Histoire. Entretenir le dialogue entre les mots et les images. Entre l’intime et le groupe.
Fin de l’Histoire fera dialoguer cette pièce inachevée L’Histoire et l’ensemble de l’œuvre de Gombrowicz, notamment son journal et ses articles polémiques sur la littérature comme Contre les poètes. Mais je me propose d’ouvrir ce dialogue au philosophe et économiste Francis Fukuyama, connu pour ses thèses où l’achèvement de l’Histoire survient, le jour où un consensus universel sur la démocratie met un point final aux conflits idéologiques. On pourra penser que je cherche ainsi à apporter une fin à L’Histoire de Gombrowicz en évoquant le concept de fin de l’Histoire. Une lecture au pied de la lettre. Il me semble pourtant que j’interroge de cette manière la logique même du texte de Gombrowicz, je la relis depuis aujourd’hui.
Gombrowicz a connu l’exil, il fut témoin des conséquences de la guerre sur ses proches. Son rapport à l’Histoire est nourri de ses expériences, de ses actes. J’appartiens à une génération protégée de l’Histoire, qui semble toujours se jouer ailleurs et dont je suis plus informé que témoin. En partant du texte de Gombrowicz, j’aimerais réussir à mettre en scène cette contradiction, cette énigme : que représente aujourd’hui l’expression «avoir sa place dans l’Histoire» ?
J’imagine le spectacle en quatre mouvements.
Le premier reposera sur le texte de l’acte 1 de L’Histoire (Fragment 1 à 13), il s’organise autour de la confrontation de Witold avec sa famille, l’examen de maturité qui tourne mal et le procès qui, le condamnant au silence, lui donne enfin la parole. Il se terminera sur les mots de Witold : …Si seulement je pouvais atteindre le lieu où se crée l’Histoire.
S’ouvre alors le deuxième mouvement, qui est à inventer. Où l’on verra Witold au coeur de l’Histoire. Mais je me propose de le plonger non pas comme Gombrowicz dans le palais de l’Empereur Guillaume à Berlin en août 1914, mais en Crimée, dans le palais de Livadia, alors que s’ouvre la conférence de Yalta en 1945. J’aimerais que par ses actes et ses paroles, Witold y commette une uchronie. L’auteur d’une uchronie prend comme point de départ une situation historique existante et en modifie l’issue, créant un effet domino qui influe sur le cours de l’Histoire.
Le troisième mouvement offrira un commentaire du deuxième mouvement. Une réunion de philosophes débattant du texte de Fukuyama sur «La fin de l’Histoire». Witold sera présent en compagnie d’Hegel, de Marx, Kojève, Fukuyama et de Baudrillard.
Le dernier mouvement aura pour cadre, comme dans l’acte 3 de L’Histoire, le café Ziemianska à Varsovie. Nous ne serons plus au début des années 1930, mais aujourd’hui. Et Witold s’adressera depuis aujourd’hui aux poètes du vingtième siècle. Il traduira en actes ses positions sur la beauté.