« Fin de partie » de Samuel Beckett

Encore Beckett. Tant qu’il reste en lui des choses que je ne comprends pas, qui me sont obscures, étrangères, je crois que je peux le mettre en scène. Après Cap au pire. Après La Dernière Bande. Après L’image et Words and Music, Fin de partie donc : la grande pièce de Beckett, sa préférée, celle qu’on n’ose pas aborder sans un certain bagage.

Se dire je vais monter Fin de partie, c’est un peu comme se dire je vais monter Hamlet : Éxcitant et effrayant. Les métaphores maritimes abondent chez Beckett, l’Irlandais. Et j’ai en abordant Fin de partie, le sentiment d’accoster sur une île après avoir longtemps voyagé, avec mes précédentes mises en scène, sur une mer déconcertante, tantôt calme tantôt en furie.

J’ai fait le voyage à l’envers commençant par l’un des derniers textes Cap au pire pour arriver à Fin de partie, que Beckett écrivit juste avant La Dernière Bande. Après des années d’errance, Beckett est devenu un écrivain reconnu. Molloy a été publié. En attendant Godot a connu un succès international.

Aborder Fin de partie, c’est me poser la question du théâtre, retrouver le théâtre, après m’être centré sur les mots et la musicalité : Tout à coup, il faut voir les choses en grand.

Quatre comédiens sur scène et un décor. Je retrouve l’excitation d’une première fois, la magie enfantine des trois coups et du théâtre de Guignol. Il y a de cela dans le début de Fin de partie : Clov tirant les rideaux et soulevant les draps qui recouvrent Hamm et les poubelles de Nell et Nagg. C’est comme un petit théâtre, une scène qui tous les soirs commence et tous les soirs se termine, indéfiniment.

Juste le plaisir des gestes et des mots. Diriger Denis Lavant et Frédéric Leidgens, Clov et Hamm, le fils adoptif et le père ou le maître et le domestique (on a pu dire que l’un incarnait le corps quand l’autre était l’âme, que l’un était James Joyce quand l’autre était Beckett, mais cela importe-t- il?).

Clov, bouge tout le temps et parle peu. Hamm est immobile et volubile. L’un est aveugle et paralytique, l’autre boiteux. Clov prend soin de Hamm. Hamm a autrefois pris soin de Clov. À moins que ce ne soit l’inverse. Ils passent leur temps à se chercher sans se trouver. Ils ne peuvent se détacher l’un de l’autre.

La plus grande peur du tyrannique Hamm est que Clov le quitte. Clov exécute les ordres, parle de partir sans qu’on sache s’il passera à l’acte. On ne sait pas ce que pense Clov. Clov est une tombe. Avec eux, vivent, chacun dans une poubelle, Nagg et Nell, les parents de Hamm. Ils sont à la fin de leur vie mais pas encore morts.

Parfois ils parlent et ce qu’ils ont à dire est beau et d’une tristesse infinie : « Qui appelais-tu, quand tu étais tout petit et avais peur, dans la nuit ? Ta mère? Non. Moi. On te laissait crier. Puis on t’éloigna, pour pouvoir dormir. (Un temps.) Je dormais, j’étais comme un roi, et tu m’as fait réveiller pour que je t’écoute. Ce n’était pas indispensable, tu n’avais pas vraiment besoin que je t’écoute. D’ailleurs je ne t’ai pas écouté. (Un temps). J’espère que le jour viendra où tu auras vraiment besoin que je t’écoute, et besoin d’entendre ma voix, une voix. (Un temps.) Oui, j’espère que je vivrai jusque-là, pour t’entendre m’appeler comme lorsque tu étais tout petit, et avais peur, dans la nuit, et que j’étais ton seul espoir. » dit Nagg, autrefois patriarche, désormais réduit à vivre dans une poubelle dont il sort la tête uniquement suivant le bon- vouloir de son fils. Rarement, je crois, une pièce de théâtre n’a aussi lucidement et sobrement exposé les liens d’amour-haine qui lient les membres d’une famille. Strindberg et Ibsen sont dépassés haut-la-main.

Clov, Hamm, Nell et Nagg vivent dans un espace indéfini. Un « intérieur » dit Beckett dans sa didascalie, un intérieur doté de deux fenêtres donnant sur l’extérieur. Et c’est sans doute là pour moi, la gageure de ce spectacle : représenter cet espace gris et immatériel et pourtant vivant, bruissant des bruits de la mer qu’on aperçoit par l’une des fenêtres, alors que l’autre donne sur la terre. Dans cet espace, gris (« noir clair » dit Clov !), la grande crainte des personnages est que la lumière les quitte définitivement. Sommes- nous sur Terre? Pas si sûr. Peut-être est-ce déjà le purgatoire, peut-être la maison est-elle sur un îlot, seul endroit encore peuplé après la fin du monde (Beckett est le seul écrivain de ma connaissance qui sache faire de la science-fiction au théâtre). À la lumière d’aujourd’hui, le texte prend une étrange résonance écologique.

Hamm. – La nature nous a oubliés.
Clov. – Il n’y a plus de nature.
Hamm. – Plus de nature ! Tu vas fort.
Clov. – Dans les environs.
Hamm.- Mais nous respirons, nous Nous perdons nos cheveux, nos dents! Notre fraîcheur ! Nos idéaux !
Clov. – Alors elle ne nous a pas oubliés.

Peut-être aussi sommes-nous sur un bateau, Clov se sert d’une « lunette » pour regarder au loin, Hamm réclame sa « gaffe », accessoire indispensable à tout marin qui se respecte. Peut- être sommes-nous sur l’Arche de Noé, comme l’évoque James Knowlson, le grand biographe de Beckett : « Sur la terre à moitié engloutie par les eaux, la maison de Hamm est, comme l’Arche, un refuge contre la calamité du dehors ; au lieu de se découvrir bonnes dans les yeux de Dieu, les créatures de ce monde s’aperçoivent que la lumière meurt ; sur cette terre l’herbe ne pousse pas et les graines qu’a semées Clov « ne germeront jamais » ».

L’atmosphère fait aussi songer à celle du célèbre poème de Baudelaire Recueillement, maladroitement cité par Hamm à la fin de la pièce. « Et, comme un long linceul traînant à l’Orient, / Entend, ma chère, entend la douce Nuit qui marche. ».

J’aimerais avec les acteurs trouver cette âpre douceur et une lucidité sans amertume. « C’est étrange de se sentir à la fois fort et au bord du gouffre » dit Beckett dans une lettre à la femme qu’il aime au moment où il écrit Fin de partie.

C’est cet équilibre entre le gouffre et la force, le sol qui se dérobe et ce qui fait qu’on tient debout qu’il s’agira de trouver. Rythmée par le temps de chaque chose (le temps de se lever, de manger, de prendre son calmant, de raconter une histoire) et le réveil auquel Clov se raccroche comme si c’était la seule chose encore tangible, Fin de partie dit la longue marche du temps. Sa fin et son éternel recommencement. Le texte dit aussi peut-être encore, ce qu’il ne dira plus dans Cap au pire : le plaisir de raconter une histoire et de dire des mots dans un théâtre : « Le souffle qu’on retient et puis… (il expire). Puis parler, vite, des mots, comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit. »

Jacques OSINSKI

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