« Les Autres » de Jean-Claude Grumberg
Les Autres est un spectacle constitué de quatre pièces courtes écrites par Jean-Claude Grumberg : Michu, Les Vacances, Rixe, et La Vocation.
Ces pièces donnent à voir une famille : un père, une mère et deux fils. Comme il se doit, c’est le père qui mène la barque, c’est lui qui ordonne, sanctionne, exige et décide. Il a certainement le droit de vie et de mort sur les siens, mais aussi et surtout sur les « autres ». Ce sont « les autres » qu’il hait le plus. Qui sont-ils ? Les bicots, les négros, les teints basanés… Ce sont ces autres-là venus d’ailleurs qui lui volent son travail et son pain. Si notre homme est ainsi tendu, souvent vulgaire et agressif, c’est parce qu’il est terrorisé, rongé par une fièvre obsidionale : l’ « autre » est un inconnu, et l’inconnu, c’est bien connu, fait peur. Evidemment, les vacances qui lui font quitter la France, qui l’éloignent de son nid, l’insupportent. La cuisine des « autres » le rend malade. Notre homme n’aime pas aller loin.
J’aime à imaginer que le père de famille dont il est question ici est en apparence un type banal, simple, passe partout, comme on en voit tous les jours au bas de notre immeuble. Un homme de bureau sans histoire, c’est à dire s’imaginant ne pas avoir d’Histoire, qui ignore lui-même d’où il vient et où il va. Si son collègue Michu lui dit à l’oreille qu’il est pédéraste, communiste, juif et franc-maçon, il est littéralement dévasté car, se regardant aussitôt dans une glace, il découvre un inconnu qui lui fait peur. Notre homme a peur de lui et craint pour lui.
Quel a été alors mon étonnement lorsque j’ai réalisé que ces pièces courtes avaient été écrites par Grumberg dans les années 60 ! La bêtise xénophobe et raciste que dénonçait Grumberg il y a un demi-siècle dans ces croquis féroces sévit toujours, avec cette différence qu’elle a pris aujourd’hui ses aises, qu’elle peut courir sans raser les murs, n’avoir aucunement honte de sentir mauvais et peut s’étaler dans les programmes politiques ou dans les médias. Petit, notre homme est devenu bas.
« Jean-Claude Grumberg est l’auteur tragique le plus drôle de sa génération » écrit Claude Roy. Sans aucun doute, ces pièces courtes (ces « saynètes » dirait Courteline) qui donnent à voir ce qu’il y a de plus hideux et puant en l’homme sont d’un comique irrésistible. Les dialogues, acérés, toujours cocasses et vrais, sont le fait d’un auteur dramatique en colère, un auteur comme nous en avons peu, de ceux qui parlent sans détours, avec franchise, dédaignant les bienséances afin que nous nous tenions debout devant nos tares et nos répugnances.
Je trouve nécessaire, voire d’utilité publique, que le théâtre contemporain aille voir du côté de cette France obscure et honteuse où se réfugient nos monstres. Avec LES AUTRES, ne nous y trompons pas, le théâtre est au travail : c’est un cancer qu’il dénude.